Isabelle Eberhardt, la passionaria du désert
0Les Algériens connaissent-ils Isabelle Eberhardt, cette écrivaine Suisse enterrée en Algérie ? Polyglotte, d’origine russe, devenue française grâce à un Algérien, nos jeunes générations ont-elles jamais entendu parler de cette fabuleuse aventurière morte dans le sable chaud de notre désert comme elle le souhaitait ? Une seule association culturelle au monde est née pour la sauvegarde et la vulgarisation de l’œuvre d’Isabelle Eberhardt. Elle est sise à Bejaia et active en Algérie et à l’international.
« Eberhardt rime avec bizarre »
Une association culturelle a été créée à Béjaïa, il y a trois ans, par des passeurs de connaissances férus de belle littérature. « Isabelle Eberhardt peut apporter beaucoup à l’image de l’Algérie dans le monde », c’est du moins la conviction affichée de ces universalistes initiés à la féconde singularité de cette femme, première reporter de guerre dans le monde. Isabelle est née le 17 février 1877 à Genève et débarqua au port de Bône à l’âge de 20 ans, mûre, lettrée, libre et armée de la conscience internationaliste héritée de l’influence du théoricien du socialisme révolutionnaire Michel Bakounine.
« Eberhardt rime avec bizarre », me dit un fan de cette belle aventurière venue d’ailleurs, cherchant les mots idoines pour décrire cette femme qui réunit en elle tous les symboles positifs de l’humanité : la jeunesse éternelle, la maîtrise des langues, la liberté, la spiritualité, le respect de la planète même dans son désert, le culte de la diversité des races et des cultures … Y a-t-il quelque souvenir de cette femme dans la mémoire collective algérienne ? Y a-t-elle jamais été admise ? Les jeunes générations ont-elles entendu parler de cette aventurière en quête d’absolu, morte à Ain Sefra le 21 octobre 1904, enterrée dans le sable chaud de notre désert ? Pourquoi ses textes lumineux ne sont ils pas dans les manuels scolaires algériens ? Quatre décennies avant Albert Camus, elle nous parlait dans ses reportages de la résistance populaire algérienne à la misère coloniale française. Ses reportages, modèles pédagogiques de restitution de notre réalité du début du 20e siècle, sont ils étudiés dans nos écoles supérieures de journalisme ?
Une journée de vulgarisation des œuvres d’Isabelle Eberhardt a été organisée le samedi 27 octobre dernier à la bibliothèque communale de Béjaïa par l’association culturelle éponyme. Un public d’initiés a débattu des écrits et du parcours fabuleux de cette femme qui se déguisait en cavalier berbère pour évoluer dans le monde phallocrate des profondeurs de la steppe.
Une association pour Isabelle
Trois objectifs ont été fixés par les fondateurs de cette association, animée principalement par MM. Zerrari et Bouadjnaq. A court terme, faire connaître cette femme, patrimoine algérien à part entière, par le grand nombre, en médiatisant son nom, son parcours et ses œuvres par les canaux traditionnels : médias, ouverture d’un site Internet, réédition et diffusion de ses œuvres littéraires, rencontres avec le public, conférences, projection de films qui lui sont consacrés, débat …
Dans le moyen terme, organiser des sorties sur les itinéraires vitaux de cette aventurière et reconstituer les principales haltes des sept années vécues en Algérie. Depuis sa maison d’Annaba, celle de Batna, la zaouïa d’Oued Souf, jusqu’à sa tombe au cimetière de Ain Sefra… A long terme, travailler pour que sa littérature soit enseignée à l’école algérienne, traduire ses œuvres, diffuser à l’échelle internationale son image comme patrimoine culturel et touristique algérien. Revisiter tous les travaux spécialisés et profanes qui lui ont été consacrés, notamment en Chine, aux USA, en France, au Japon … Monter des pièces de théâtre, réaliser des documentaires et un film sur sa vie à la lumière des résultats de toutes les études et recherches universitaires accomplies autour de son parcours singulier.
Une enfance dans l’idéal libertaire
Isabelle, née à Genève à la « Villa Neuve », est la fille illégitime de Nathalie de Moerder, née Eberhardt, et d’Alexandre Trophimowsky, un Arménien anarchiste nourri à la pensée de Tolstoï. Sa mère, elle-même fille naturelle, l’a déclarée sous son nom de jeune fille. Nathalie, d’origine allemande, exilée et mariée au général Pavel de Moerder, a évolué dans le luxe de la noblesse russe. Isabelle n’a, pour ainsi dire, « pas d’histoire familiale, seulement une filiation féminine fragile, une mère exilée de Russie, avec trois enfants et ce compagnon russe arménien, qui cultive des plantes exotiques dans un jardin suisse, à Meyrin, et qui transmettra à Isabelle l’idéalisme libertaire qui était le sien ». Dans les multiples biographies qui lui ont été consacrées, son vrai père serait un amant secret de sa maman, un médecin russe de confession musulmane. Sa mère a gardé le secret du roman paternel. Trophimowsky, confident de Nathalie, était le précepteur des enfants avant la mort du général. Il aurait, par amour pour la truculente épouse du général, accepté de jouer au père officiel, puis il assumera l’éducation d’Isabelle, de sa sœur et de ses deux frères.
Isabelle reçut de Trophimowski une éducation avant-gardiste en dehors de toute institution. Il lui apprend ce qu’il sait du français, de l’allemand, de l’arabe, du russe. Isabelle lit des auteurs russes et français en particulier. Elle a toujours écrit en français, annotant parfois ses textes de citations russes ou arabes. Elle vit l’exil parental à la périphérie de Genève, au milieu d’une centaine d’exilés européens et orientaux, évoluant dans le bilinguisme franco-russe pour devenir progressivement polyglotte. Eduquée à l’internationalisme, elle n’avait pas la notion de terre natale, ni d’attache à un terroir précis, une maison chère à son âme, une géographie donnée. En partant avec sa mère pour l’Algérie en 1897, elle ne ressentit pas l’exil tel que l’aurait ressenti un ouvrier algérien déraciné et embauché dans les mines de l’Alsace-Lorraine. Elle assista impuissante à la dispersion et à la désagrégation de la famille, disparition de la sœur, suicide du frère aîné, engagement du frère « bien-aimé » dans la légion à Sidi Bel Abbès. Elle choisit alors de faire de sa vie un roman où elle-même incarne une sorte de personnage romanesque farouchement anticonformiste.
Tout comme Si Mohand Ou Mhand
Isabelle s’installe en 1897 en Algérie, à Annaba (Bône), avec sa mère venue soigner son asthme sous le soleil d’Afrique et avec les traitements de la médecine et de la pharmacopée berbéro-arabes anciennes. Elle s’installa tout naturellement dans les quartiers algériens plutôt que les quartiers européens. Sa mère ne tarda pas à mourir, son tuteur Alexandre également. Le récit familial d’Isabelle s’arrêta à la tombe de sa mère, à Bône.
« La mère meurt subitement. A cause du cimetière marin. « Si tu vois le cimetière de Bône envie de mourir il te donne », disent les natifs de Bône, aujourd’hui encore. Sur la colline, face à la mer, repose la mère d’Isabelle. Au même endroit, Isabelle Eberhardt, écrivain, enterre une jeune courtisane de Constantine, à l’ombre d’un figuier. On a écrit une épitaphe en arabe sur la faïence bleue et blanche de la tombe. Dans ses cahiers, Isabelle évoque le cimetière de Bône et son désir d’être enterrée près de sa mère. Lorsqu’elle n’est pas en Algérie, elle épingle une carte routière où figurent Bône et le cimetière marin, qu’elle marque d’un point précis, sur le mur de la chambre », écrit Maïssa Bey dans un portrait de l’aventurière.
Exilée, sans toit, sans famille, elle nous rappelle le poète Si Mohand Ou Mhand en 1872, lorsque l’armée coloniale française brûla son village, exécuta son père, déporta son oncle en Nouvelle-Calédonie, et l’obligea à l’errance et vivre de sa poésie en marche. La beauté des villages, des sentiers, et des fermes de Blida à Tunis, n’avait pas pu l’extraire de l’essentiel : la misère de son peuple sous le joug colonial. Isabelle, convertie au Soufisme, cette mystique des « gens d’en bas », dépeint l’existence des plus défavorisés. Et prend position en faveur des femmes empêchées d’aimer, maltraitées, et mariées de force. La magie du désert ne l’aveugle pas sur le réel. Tout comme Si Mohand Ou Mhand, la beauté du désert, la magie des couchers de soleil sur les sables argentés ne l’avait pas éloignée de l’essentiel : l’humain écrasé par l’humain. Comme le poète kabyle Si Mohand Ou Mhand, Isabelle avait tout perdu à 20 ans. Ni famille, ni attache, ni patrimoine. Elle se met en marche en quête d’une terre, d’un univers imaginé où elle fait reculer l’horizon et les barrières sociales imposées à la femme. Elle écrira dans « Amours nomades » : « Ma patrie c’est Oued Souf ».
La maison de Batna
Après la mort de sa mère, elle s’installe tout d’abord à Batna dans les Aurès en 1899 avant d’entamer des pérégrinations en bon nomade entre Batna, et Oued Souf . La maison de l’écrivaine, située à Zmala, un quartier populaire de la ville de Batna, juste en face du mausolée Sidi Merzoug. Elle y a habité après le décès de son tuteur Augustin et le suicide de son frère. Elle y a écrit quelques-unes de ses premières œuvres. Des associations de Batna tentent de sauvegarder cette maison et de la classer comme patrimoine national.
(A suivre)
Source: www.algeriemondeinfos.com