PORTRAIT : Aïssa L’djermouni, la voix irrésistible de l’Aurès, par Rachid Oulebsir

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Fils des hautes terres, il tressait avec les mots du vent et les larmes de la pluie des poèmes viatiques de l’âme chaouie. Né dans l’immensité vibrante de l’Aurès sous les ailes protectrices des aigles Nememchas, le chant de Aissa Djermouni remonte des lumières perdues la plus profonde des solitudes berbères. Comme une rivière perpétuelle, il étanche encore la soif d’être soi des montagnards amazighs Chaouis.

Comment le fils d’Apulée, célèbre inventeur du premier roman de l’humanité, dut-il demeurer analphabète ? Mais peut-on parler d’analphabète dans une société à culture orale ? A l’exception du savoir religieux qui faisait l’objet d’écriture, tous les savoir-faire se transmettaient par accompagnement de bouche à oreille et de main en main. Aissa ne connut pas l’école française coloniale comme toute sa génération, et sa condition sociale ne lui permettait pas de fréquenter assidument l’école religieuse. A l’exception de courts séjours à l’école coranique de sa mechta et quelques sourates apprises sur les nattes d’alfa et les planches de bois, Aissa ne connut d’apprentissage que celui des agoras villageoises et des espaces tribaux de transmission culturelle. Il fut l’élève assidu de nombreux poètes, tels que Boufrira et Cheikh Mekki Boukrissa célèbres aèdes cultivateurs et transmetteurs de la mémoire locale.

Une enfance pastorale

Suivant la tradition familiale, imitant son frère ainé, il chantait derrière ses moutons les lueurs des aubes naissantes, l’ombre réparatrice sous les rayons du soleil, la guérison des blessures, la floraison de la terre et la générosité du ciel et l’éclat de la beauté de la femme chaouie. Il rimait autour de l’innocence sur les premières boutures de l’amour, le rimmel des beaux regards et les éternels chagrins des départs. L’immensité de la montagne lui développa une voix juste qui portait sur des kilomètres, une voix qui ne laissait personne insensible.

Aissa Djermouni, de son vrai nom Aïssa Benrabah Merzougui, naquit juste après le décès de son père, dont il portera le prénom, en 1885 à Sidi Reghis, dans la Mechta Ali Ouidir d’Oum El Bouaghi, distante d’une vingtaine de kilomètres d’Ain Beida la capitale des Harakta. Sous l’oppression coloniale française, sa famille paysanne appartenant à la tribu des Ouled Amara (Djeramna) n’avait plus de terres, comme toutes ces nombreuses tribus dont les terres furent séquestrées à la suite des récurrentes jacqueries et révoltes contre l’expansion du colonialisme et de son capitalisme agraire.

Enfant encore tendre il commença à travailler la terre en compagnie de son père dans les fermes coloniales de la région. Il prit conscience très tôt de cette terrible injustice de ne pas posséder de terres sur sa terre natale ! En gardant le troupeau familial il donnait libre court à son inspiration et à sa révolte. Il apprit à chanter en imitant son frère et les bergers adultes des collines. Il confiait ainsi sa haute solitude à la montagne qu’il idéalisa comme le territoire des révoltés et des bandits d’honneur ! L’une de ses chansons célèbres sera dédiée à Benzelmat, un fameux justicier des bois, précurseur des combats libérateurs des Benboulaid et des Ben Mhidi, des Krim, des Boudiaf et des autres révolutionnaires qui déclenchèrent Novembre 54.

Il avait 6 ans, quand ses parents quittèrent leur mechta, pour s’installer à Bir Smail dans la commune de M’toussa, de la tribu des Ouled Amara.

Une adolescence sous l’emprise de l’art

Le 20ème siècle s’ouvrit et lui porta bonheur ! Il allait sur ses 16 ans et son nom était connu dans tous les villages de sa région. Mohamed Benzine Tir, son inséparable cousin était un virtuose de la flute de roseau ! Les deux adolescents habitaient avec leurs familles à Ain-Beida, à la cité Murienne, à proximité des docks silos. Leur duo faisait des miracles dans les mariages, sur les terrasses des cafés et les nombreux espaces festifs villageois comme le souk hebdomadaire et les fêtes agraires rituelles comme Yennar, le nouvel an amazigh, Tafsut, l’arrivée du printemps et les multiples haltes du calendrier agraire local.

Leur carrière démarra sur les espaces urbains plus cossus des petites villes comme Biskra, Guelma avant de rayonner sur les grandes métropoles de l’est que furent à l’époque, Bône et Sétif. Avec eux la chanson chaouie reprit un souffle juvénile et partit à la conquête de l’urbanité suivant les paysans déracinés emportés par l’exode rural comme pour permettre de supporter la démence coloniale.

Sous le burnous d’un saint, Il chante les bandits d’honneur

Comme le poète Si Mhand Ou Mhand de Kabylie, qui était sous l’empire d’un génie protecteur, selon la légende locale fort répandue, Aissa Djermouni et son flutiste Ben Zine Tir, étaient sous le burnous tutélaire de Cheikh Zouaoui, saint dévoué protecteur des démunis, des personnes faibles et des artistes. Le chantre de l’âme chaouie ne manquait jamais à chacun de ses départs et de ses retours de rendre hommage au saint protecteur et de lui accorder de substantifiques oboles.

Le duo Aissa et Benzine, sera rejoint par le flutiste Miloud Guerrichi et le Berrah Mohamed Benderradj. La troupe sillonnera alors l’Algérie et la Tunisie. C’est vers 1910 qu’il entamera son périple qui durera jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale. Il sèmera durant trois décennies à sa manière de barde charismatique et de sa voix inimitable qui portait sur des lieues à la ronde l’émouvante complainte de la révolte perpétuelle des siens.

Des centaines de chants portant la grandeur de l’âme chaouie, la bravoure des résistants et l’éternelle quête d’une quiétude future seront plantés comme des arbres tutélaires sur les sentiers de la résilience populaire.

Tunis et les premiers enregistrements

Djermouni chantera sur les espaces populaires publics près de vingt ans avant d’enregistrer son premier disque. Il mènera une vie intense vouée au chant, à la défense des valeurs essentielles d’une communauté rurale déracinée, déculturée et brisée par la colonisation, toujours à la recherche d’un sursaut salvateur. Une centaine d’œuvres gardées par la mémoire régionale, des dizaines de représentations publiques en témoigneront. Sa voix inimitable porterait, selon ses fans, sur des kilomètres. Elle transmet le cri langoureux exprimant les blessures profondes des siens, une émouvante complainte où se mêlent la rébellion et la crainte, la grandeur d’âme et la bravoure du peuple chaoui. En écoutant ce chant des entrailles, nous entendons retentir les pas lourds des premiers êtres de l’humanité.

C’est à Tunis qu’il enregistra ses premiers vinyles. Un 78 tours édité chez Ben Baroud en 1930, intitulé « Ya Hadda Khouiti ma t’gouliche ikhaf » (Hadda, ma petite sœur, ne dit pas qu’il a peur) où il fait l’apologie du bandit d’honneur Ben Zelmat, rebelle célèbre de l’Aurès rejetant les lois du colonisateur notamment celles qui imposaient l’impôt et le service militaire. Il sera suivi en 1933 d’un autre 78 tours qui sera son premier grand succès, il sortit à Tunis sous le titre « Nabda Bismillahi ». ( Louanges à Dieu)

Le premier africain à l’Olympia de Paris

José Haroun, un citoyen juif proche des artistes d’Ain Beida, prendra Aissa Djermouni par la main et l’emmènera à Paris. Après une année de représentations assidues et fort appréciées dans les cafés maghrébins Aissa sera conduit par Haroun à l’Olympia en 1937 ! Ce fut une consécration ! Un grand honneur pour tous les maghrébins et Aissa Djermouni fut ainsi le premier africain à se produire à l’Olympia !

Durant l’année 1938, Djermouni, sous la houlette de José Haroun, entreprit l’enregistrement de plusieurs chansons aux éditions Warda-Phone, en disques de 78 et 45 tours. Une dizaine d’œuvres, dont les plus reprises par de nombreux chanteurs et mélomanes seront : «Souk-Ahras » « Srat-Arka » et « Aïn El-Karma »… On retrouve entre autre « Lfuci n umesmar » (Le mousqueton), « Ekker-d Anugir », (Mettons-nous en marche), ou encore « wac talɛu f- laɛguba » (Comment a-t-il gravi la colline ?)…

Son séjour parisien lui donna une impressionnante visibilité. De retour dans l’Aurès, Il sera désormais le porte voix de sa communauté et se permettra le rôle d’éveilleur des consciences avec ses chants comme « Ekker-d anugir » (Debout, mettons nous en marche). Le poète Hadj Djebari lui écrira aussi des chansons nationalistes dans le genre « Batna ya Batna » et d’autres.

Il s’installera à Bône où il organisait des galas populaires au café Ben Gourri sur la place d’armes. Ses représentations étaient annoncées des jours à l’avance à travers les différents quartiers de la ville par les hérauts et crieurs publics (Berrahine)

Emporté par le typhus en 1946.

Aïssa Djarmouni atteint de typhus à Guelma, mourut à l’hôpital de Constantine le 16 janvier 1946. Il fut enterré à Aïn Beïda où se déroula la totalité de sa vie artistique. Le jour de la mort d’Aïssa Djermouni, Ain Beida fut ville morte, tous les commerçants baissèrent leurs rideaux et Hadj Mohamed Ben Zine son compagnon musical de toujours brisa sa flûte en public, jurant de ne jamais plus rejouer. Aissa Djermouni laissa quatre filles dont l’une avait repris pour la télévision les chansons de son père. Il constitue désormais une armoirie du blason identitaire des Aurès. Il est de nos jours le repère et la matrice desquels s’inspirent les poètes et les chanteurs chaouis.

Construire la mémoire future

Aissa Djermouni sera ressuscité en 1992, par la médiatisation de son riche répertoire menacé de disparition grâce à la sortie d’une série de cassettes, en plusieurs volumes. La télévision nationale consacrera à sa vie et son œuvre un feuilleton qui sera bien apprécié du public amoureux du chant chaoui. Depuis de nombreuses années, la ville d’Oum-el-Bouaghi organise le « Festival Aïssa Djermouni », manifestation culturelle et artistique importante, qui comporte des expositions, des galas, des conférences, des chants folkloriques, des pièces théâtrales clôturées par le concours de poésie et de contes, spécialité de l’artiste défunt.

En 2013, la wilaya d’Oum El Bouaghi, organisa du 8 au 11 juin un colloque national autour de la vie et l’œuvre de poète chanteur. Une dizaine de communications avaient éclairé le parcours sinueux du célèbre chaoui universel. La valorisation du patrimoine culturel immatériel local, partie intégrante de la diversité culturelle de l’Algérie, fut tout l’intérêt de ce colloque qui donna un nouveau souffle à l’esprit de sauvegarde et de transmission du contenu vivace de la culture et de l’identité menacé par la mondialisation.

Quelques uns de ses chants traduisant le terroir amazigh chaoui ont fait l’objet de thèses universitaires en occident ce qui en soi constitue un grand apport à l’universalité. Ses chants nationalistes notamment « Batna Ya batna » et « Ekker-d anugir » ont constitué la nourriture de la conscience anticoloniale des Ben Boulaid, Benmhidi et autres baroudeurs de Novembre 54. D’Apulée de Madaure, de Saint Augustin d’Hyponne, à Aksil et La Kahina entre autres, Djermouni avait de qui tenir, il inscrit son nom dans la suite de ses géants du majestueux et éternel Aurès.

Sa mémoire fut honorée par les plus hautes instances du pays par la remise publique de distinctions à ses héritiers. Aissa Djermouni laissera dans notre histoire une emprunte indélébile ; le 16 janvier 1946 il entra dans la légende.

Source: www.algeriemondeinfos.com

mai 14, 2018 |

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